Un nouveau paysage économique
Si la situation économique globale de la filière laitière est aujourd’hui satisfaisante, en raison notamment des cours élevés du lait, plusieurs problématiques majeures et profondes se posent au secteur sur la façon dont il crée de la valeur.
Du point de vue du prix de la matière première, la loi EGalim, offre un répit temporaire en contribuant à verrouiller les prix. Elle met cependant aussi en lumière les tensions qui pèsent sur la répartition des marges, entre éleveurs, transformateurs et distributeurs. « Or, à l’échelle mondiale, il faut bien comprendre que les marges sont amenées à se réduire, précise l’économiste Philippe Dessertine, les gains de productivité ne suffiront plus à les rétablir. » Les révisions stratégiques d’acteurs majeurs comme Lactalis, qui revoient leurs achats de lait à la baisse dans l’Hexagone, ne sont que le début d’un ajustement plus large qui devra également prendre en compte la baisse, voire la suppression, des subventions publiques, européennes et françaises.
Il devient ainsi crucial de repenser les débouchés ou d’adapter la production, afin d’éviter un déséquilibre durable. Pour Philippe Dessertine : « Face à ces évolutions, la filière doit impérativement se réinventer. La solution tient en deux mots : développement durable. »
Vers un modèle économique durable : une double exigence
L’avenir de la filière repose sur deux axes fondamentaux : le développement vers les marchés émergents et l’optimisation environnementale. D’une part, la demande mondiale pour une nutrition de qualité, en particulier dans les pays en développement, est en constante progression. « Le lait, élément central dans l’alimentation des jeunes enfants, offre des perspectives prometteuses dans ces marchés en expansion. La filière française, reconnue pour son savoir-faire et la qualité de ses produits, doit continuer à miser sur cette expertise pour répondre aux besoins croissants des populations les plus vulnérables », explique l’expert.
D’autre part, le développement durable de la filière implique une transformation de l’impact environnemental, en particulier du côté des élevages. Consommation en eau, émission de gaz à effet de serre, adaptation au changement climatique… il s’agit d’un chantier colossal, exigeant des investissements massifs. « Le processus est déjà en marche, mais il reste encore beaucoup à accomplir, prévient le directeur de la Chaire Finagri. Le premier chantier, c’est de définir une qualité durable pour l’ensemble de la filière et d’investir massivement dans cette démarche. Le second, c’est de mesurer l’impact de ces efforts. » Cela passe par des indicateurs environnementaux de plus en plus pointus, qui offriront surtout une perspective prometteuse : transformer les progrès en création de valeur.
Les indicateurs d’impact : un outil de création de valeur
Dans le nouveau modèle, les indicateurs d’impact en matière environnementale vont bien au-delà de la communication ou de la réponse à des contraintes réglementaires. Ils sont à la base d’un nouveau système de création de valeur. « De nombreux investisseurs privés sont aujourd’hui prêts à s’engager, non pas par philanthropie, mais parce qu’ils voient dans l’amélioration des pratiques environnementales une opportunité de rentabilité à long terme, explique Philippe Dessertine, qu’il s’agisse de développer la production pour l’acheter ou de développer des méthodes innovantes qui seront étendues au reste de la planète. » Concrètement, pour des éleveurs de brebis, par exemple, cela voudrait dire qu’ils seraient rémunérés pour leur production laitière, mais aussi financés pour la manière dont leurs brebis pâturent. Ce système permet de trouver, auprès du secteur privé, des alternatives de financement qui ne reposent ni sur les marges, ni sur les subventions, ni sur les consommateurs.
À l’heure actuelle, deux indicateurs sont particulièrement prisés : ceux relatifs à la qualité de l’eau et au risque de feu. « Par exemple, dans le cas de pâturage qui contribuent à la maitrise des risques d’incendie, nous pouvons facilement imaginer un cercle vertueux entre assureurs et exploitants, illustre le spécialiste. Des assureurs investiraient dans des produits financiers, injectés ensuite dans les exploitations qui, de leur côté, s’engagent à remonter les données qui témoignent de leur impact et progrès. » La remontée des informations est ainsi primordiale, car elles sont à l’origine des flux financiers. Un modèle qu’il est possible de transposer à tous les domaines du développement durable. Depuis plus de 10 ans, dans le cadre de la chaire FINAGRI, Philippe Dessertine et ses équipes travaillent ainsi à développer de produits financiers reliés à des mesures d’impact.
En somme, dans ce nouveau modèle, plus une exploitation améliore son impact environnemental, plus elle devient attractive pour les investisseurs, créant un cercle vertueux entre performance environnementale et ressources financières.
De l’importance d’une approche commune et décentralisée
Pour mener ces chantiers colossaux, une approche commune est plus importante que jamais, selon l’économiste : « L’interprofession a un rôle clé à jouer, qu’il s’agisse de définir les indicateurs, d’organiser la remontée des informations, ou encore, d’encourager l’innovation. Ce sera la pierre angulaire d’un système qui s’appuiera sur de petits territoires, qui seront en première ligne dans la nouvelle ère : l’ère de l’hyper-innovation. » Les petites exploitations auront, en effet, un rôle crucial à jouer dans un environnement où l’innovation rapide et constante sera la norme. Outre les progrès à faire dans les domaines de l’environnement, de nouveaux outils et process seront également à développer afin de mettre en place cette remontée d’informations, sans alourdir le quotidien, déjà chargé, des exploitants. Dans ce contexte, les petites entités, connectées entre elles, formeront un réseau d’expérimentations et de partages d’expériences qui permettront d’avancer de manière la plus efficace possible.
Ce nouveau paysage invite le Cniel à prendre une ampleur encore jamais vue d’après Philippe Dessertine : « l’interprofession va avoir besoin de moyens humains et matériels considérables, car c’est elle qui sera en première ligne pour lever les milliards qui remplaceront ou complèteront la PAC, qui devra organiser et coordonner le nouveau modèle… autrement dit, qui a va devoir redéfinir la profession pour le futur ! »
La filière laitière doit donc se préparer à une transformation majeure de son modèle économique. Le temps des subventions publiques touche à sa fin. L’avenir dépendra de la capacité des acteurs à attirer des investisseurs privés, séduits par la promesse d’une agriculture en phase avec le développement durable. Ce nouveau modèle économique constitue une voie incontournable pour garantir la rentabilité future de la filière, tout en répondant aux attentes des consommateurs et à l’urgence climatique.
« De nombreux investisseurs privés sont aujourd’hui prêts à s’engager, non pas par philanthropie, mais parce qu’ils voient dans l’amélioration des pratiques environnementales une opportunité de rentabilité à long terme, qu’il s’agisse de développer la production pour l’acheter ou de développer des méthodes innovantes qui seront étendues au reste de la planète. » Philippe Dessertine