À quoi ressembleront les fermes agricoles françaises en 2030 ?
François Purseigle –Leur visage sera sans doute multiple, car la tendance actuelle est à un éclatement des formes d’exploitation.
Jusque dans les années 1980-90, le modèle d’exploitation agricole en France était de type familial, avec souvent un couple qui en tenait les rênes. Aujourd’hui, cette matrice juridique, économique et culturelle traverse une crise de l’auto-renouvellement : quelle que soit la filière, les exploitations de type familial gérées par un couple – ne correspondent plus qu’à environ 20 % des fermes françaises. Ce chiffre fait écho au fait que, seuls 18% des agriculteurs, d’après l’INSEE, ont encore un conjoint(e) travaillant auprès d’eux, ou du moins exerçant le même métier (en étant employé sur une exploitation distincte). Nombreuses sont les raisons de ce déclin : incertitudes économiques liées notamment à la volatilité des prix, difficultés à se structurer sur le plan capitalistique, complexification des logiques de transmission du patrimoine…
En parallèle, on observe un peu partout dans le monde un agrandissement des fermes, qui intègrent des salariés ainsi que des fonctions supports et managériales, à l’instar de certaines entreprises industrielles et commerciales classiques. En France, ces agrandissements restent modérés et sont souvent le fruit d’associations entre plusieurs familles d’éleveurs. Mais l’heure est révolue où coïncidaient parfaitement le travail sur l’exploitation, la détention du capital et le foncier.
Cette fragmentation des formes d’exploitation ne peut que s’affirmer à l’avenir. Tout l’enjeu est de parvenir à faire tenir ensemble une telle diversité de structures, en les fédérant autour de défis communs, qui soient à la fois alimentaires, climatiques et environnementaux.
Quel sera le profil de l’agriculteur de demain ?
F. P. – D’abord, je n’imagine pas vraiment de féminisation des métiers de l’agriculture à court ou moyen terme. Certes, on voit de plus en plus de femmes porter des projets d’installation en autonomie, plutôt que prendre le relai d’un conjoint au moment de son départ à la retraite. Mais la population agricole en France reste essentiellement masculine.
L’endogamie est par ailleurs toujours importante, la majorité des jeunes qui s’installent restant des enfants d’agriculteurs. Même si plus de 30 % de ceux qui bénéficient des aides à l’installation se lancent « hors cadre familial » (HCF) – un chiffre qui n’a jamais été aussi élevé –, ce sont encore souvent, en réalité, des petits-fils, neveux ou « collatéraux » d’agriculteurs. Cela dit, on aura certainement, à l’avenir, davantage de personnes non issues du monde agricole pour reprendre les exploitations voire pour entrer dans les métiers du salariat agricole.
Parmi les jeunes de moins de 40 ans qui s’installent, on voit aussi de plus en plus de pluriactifs, qui ont un niveau de formation plus important et une expérience préalable dans d’autres secteurs d’activité, et souhaitent conserver une activité non agricole en parallèle de leur ferme, ou ont un conjoint(e) dans ce cas. 30 % des installés sont aujourd’hui concernés par ce phénomène. Ce n’est pas anodin dans un pays comme la France, qui avait jusque-là le plus bas taux de pluriactifs parmi les pays de l’Union européenne (parce que les dispositifs d’aide à l’installation y ont toujours été particulièrement efficaces).
Il y a 10 ans déjà, vous parliez des éleveurs comme d’une profession en danger. Et dans 10 ans, y en aura-t-il encore ?
F. P. – Ce que l’on observe à tout le moins, c’est que le nombre de chefs dans les exploitation laitières s’efface de -4% par an (1) (source Agreste, Institut de l’élevage). Entre 2010 et 2016, nous avons perdu en France 58 000 fermes laitières bovines, soit la moitié des exploitations de la filière, qui ont disparu ou ont fait l’objet de rachats, pour agrandir d’autres exploitations.
Mais, ce faisant, la capacité productive de la ferme laitière française (comme celle de la ferme France d’ailleurs, qui est confrontée à la même tendance), s’est maintenue. Cela veut dire que la productivité par actifs agricoles a augmenté, et que si elle continue à croître à ce rythme, une agriculture sans agriculteur est tout à fait possible – du moins une agriculture portée par beaucoup moins de chefs d’exploitation qu’il y a 20 ou 30 ans.
Il y aura toujours des salariés agricoles, dont le nombre se maintient à peu près. Mais ils ne seront pas forcément liés à telle ou telle exploitation. De plus en plus, les fermes recourent en effet à des prestataires extérieurs, des salariés travaillant dans d’autres exploitations ou des entreprises de travaux, afin de répondre aux besoins. Dans les fermes laitières, il est aujourd’hui fréquent de faire appel à des compétences externes pour gérer les cultures, pendant que la main d’œuvre interne se recentre sur les activités d’élevage.
Pour moi, une des grandes questions qui se pose pour l’avenir est là : être capable de maintenir le nombre d’actifs agricoles, quel que soit leur statut, pour faire tourner les outils de production. Ce qui n’empêche pas, évidemment, de faire le maximum pour tenter de renouveler les générations de chefs d’exploitation.
[1] https://www.slideshare.net/idele_institut_de_l_elevage/panorama-de-lconomie-laitire-depuis-la-fin-des-quotas/1 Comment faire justement, pour attirer les nouvelles générations vers l’élevage laitier ?
F. P. – Déjà, il faut assurer les jeunes qui ont envie d’être éleveur de pouvoir vivre dignement de leur métier. Cela implique notamment que les consommateurs consentent à payer davantage les produits issus des fermes laitières.
Ensuite, il ne s’agit pas simplement qu’un jeune rentre dans une exploitation, il faut pouvoir lui donner envie d’y rester, en sachant lui faire de la place. Sur le plan capitalistique d’abord : en sachant par exemple en faire un associé. Sur le plan organisationnel ensuite : en le laissant asseoir à la fois son projet de vie et son projet économique de construction de la valeur au sein de l’exploitation, qu’il la reprenne en intégralité ou en partie. De plus en plus souvent, les projets des jeunes installés s’éloignent des schémas traditionnels des fermes laitières : ils ont d’autres choix de vie, d’autres visions de l’organisation du travail, d’autres façons de penser la commercialisation des produits, que ce soit en circuit court ou long, et donc la contractualisation avec les partenaires professionnels.
Cette évolution interroge les pratiques de la filière tout entière. Désormais, l’attractivité du métier d’éleveur laitier tient largement à la capacité qu’auront coopératives et industriels à accompagner les repreneurs des exploitations dont ils sont partenaires. À mettre à leur disposition des dispositifs permettant de concilier vie professionnelle et vie privée. À investir dans la formation, aux côtés des collectivités territoriales, pour leur donner les moyens de faire face à la crise à la fois économique et morale qu’ils traversent, de répondre avec créativité aux attentes de la société sur les questions du bien-être animal, de la conversation des sols ou de l’empreinte carbone. À proposer aux porteurs de projets en circuit court une logistique adaptée, et notamment des outils de mise en relation avec les consommateurs. À offrir aussi des schémas de contractualisation originaux, permettant par exemple aux fermes de valoriser le lait si elles le souhaitent, voire à plusieurs fermes de mutualiser leur production au service d’un projet de transformation, et de créer ainsi des mini-clusters industriels. Des formes atypiques d’entreprises sont ainsi appelées à émerger, et c’est toute la filière qui doit se mobiliser pour les accompagner. Quel est au fond, pour vous, le principal enjeu de l’attractivité des fermes laitières pour les générations à venir ?
F. P. – C’est de donner à voir l’image d’une entreprise dans laquelle une multitude de projets peut advenir, et où chaque talent puisse s’affirmer. D’un lieu qui donne libre cours à la création et à l’entrepreneuriat.